Les journées froides se succédaient dans une langueur que je ne saisissais pas. Pourquoi fallait-il que la mauvaise saison frappe toujours à la même période ? Au moins pouvions-nous nous préparer convenablement. Les nuages, traîtres, tantôt obéissaient au soleil, tantôt le masquaient et vomissaient des flocons de neige. Les pattes ankylosées, j'optai pour rejoindre la patrouille matinale. Un peu de chasse remettrait de l'huile dans ces muscles qui n'attendaient que la guerre et les combats infernaux.

Je sortis de mon antre dans des foulées légères, les coussinets s'enfonçant profondément dans la couche de neige. Dégoûtée, je fronçai le nez. J'espérais que personne aujourd'hui ne viendrait se plaindre. Je n'avais pas que ça à faire, moi, écouter des plaintes incessantes. Est-ce que l'ancienne meneuse, elle, devait se coltiner tous ces bras cassés ?
Malheureusement, il se trouva que ce ne fût guère ma journée, car un importuné m'interpella, profitant de ma sortie à l'improviste :

- Bonjour Étoile Boréale, je voulais te demander quelque chose. Pourquoi n'ai-je jamais eu d'apprenti ?

Je pris le temps de considérer le nouveau venu. Sans doute venu tout droit de sa couchette, réveillé par Œil de Lynx, au vu de son air hagard, de ses yeux encore gonflés d'un sommeil volé. Élémentaire, le dernier baptême étant celui de Nuage de Brume, et j'avais affrété comme mentor le matou belliqueux. Il était logique qu'il vienne me parler d'un sujet tel. Qu'est-ce qu'il venait me faire chier encore...
Dans une perspective de déstabilisation pour qu'il me laisse en paix, je contournai vivement la question :

"C'est parce qu'Œil de Lynx t'a réveillé que tu es de mauvais poil ce matin ?" arguai-je avec véhémence.

« Et toi, pourquoi évites-tu de répondre à mes questions ? Pourquoi ne m'as-tu jamais donné d'apprenti ? À cause de ma différence ?! »

C’est qu’il avait du répondant, ce matou ! Surprise, tout d’abord par son ton rébarbatif – les autres se pliaient à ma voix ferme, à mes commentaires narquois et désobligeants –, je me repris rapidement. En effet, Envol des Corbeaux avait cette particularité d’avoir des yeux rouge sang. Au fil du temps, ses camarades s’étaient éloignés de lui, l’avaient dénigré. En temps normal, je l’aurais rabâché en lui répondant « Oui, c’est pour cette raison précise, et si tu oses m’insupporter encore une fois, je t’exile, c’est compris ? », mais quelque chose me rebutait. Il était différent, c’est vrai ; mais pas comme les autres le considéraient. Il avait prouvé sa loyauté, son investissement, oui, et alors ? Non, ce n’était pas cela qui me faisait dire qu’il avait quelque chose en plus, bien que sa présence me rebutât très certainement. Je ne l’avais jamais entendu se plaindre, et voilà qu’il se pointait comme une fleur, en fulminant contre moi.
Et comment réagirait-il si je lui répondais par l’affirmative ? Il n’allait pas me buter. Bon. Alors quoi ? Qu’est-ce que c’était ? Pourquoi me sentais-je obligée de lui répondre « non, ce n’est pas cela, ta différence se situe ailleurs et elle est positive » ?

« En quoi cela alternerait-il mon jugement ? Ceux qui te renient ont peur de toi ; ont peur d’une simple couleur. Vois cela comme une preuve de faiblesse de leur part. Ris-en et réjouis-toi d’avoir, au moins, quelque chose qui te fasse ressortir de cette masse d’incapables ! La normalité n’est qu’une question de consensus ; si la majorité pense qu’une chose est normale, alors elle le sera. »

Mais que racontais-je là ? Ce n’était guère mon discours habituel. Ma voix avait eu quelque chose qui ressemblait à de la chaleur, de l’empathie. Horrible ! Reprenant le contrôle sur moi-même, mes pupilles s’étrécirent et j’enchéris d’un ton acerbe :

« Tu apprendras, si ce n’est pas déjà le cas, qu’il est déconseillé de me parler sur ce ton. Passons. Prouve-moi que tu as le mérite d’avoir un apprenti et je t’en donnerai un. »

Déjà je tournais les talons, tentant d’échapper à ces paroles bienveillantes que j’avais miaulées auparavant.